Ça va aller, InchAllah.

Je suis assis·e par terre sur un tapis de prière dans le salon. Je porte le jilbab rose que ma mère m’a demandé de porter, mais je déteste ça. Le jilbab et ce rose. Ça fait plusieurs fois que je demande à ma mère si je peux porter un koffia et un kandou pour faire la prière, mais pour elle c’est impensable : ce sont des vêtements religieux réservés aux hommes. Je me retrouve donc en jilbab rose bonbon avec ma carrure de camionneur.euse et ma barbe et moustache d’ado prépubère que je n’ai pas rasé, super inconfortable. D’autant plus qu’il y a un homme que je ne connais pas, assis derrière moi sur le canapé du salon en train de réciter des sourates du Coran et de faire des douas. Au Comores on appelle ça l’Ouzougouwa. C’est, en gros, lorsqu’un·e imam, un·e membre de la famille ou une connaissance vient prier pour une personne qui fait face à des problèmes, qu’ils soient financiers, psychologiques, médicaux ou autres. Ça commence avec la lecture de Sourates suivie par des invocations ou douas et on finit généralement en buvant de l’eau de Zamzam. Et ça dure longtemps, trop longtemps pour moi. Je n’arrive pas à rester en place, je bouge de droite à gauche. Mais j’essaye tant bien que mal de garder mon calme. 

Ma mère a fait appel à cet homme juste après que je sois sorti d’un court séjour en psychiatrie afin qu’il prie pour moi. Et malgré toutes les bonnes intentions qu’elle a eu en pensant que ça pourrait me “soigner” je ne peux m’empêcher de penser à toute la psychophobie qu’elle a intériorisée. Pour elle la folie c’est un châtiment divin, le sort réservé aux kouffar (non-croyant·es) ou encore le signe du mauvais œil ou de la présence d’un djinn.

Mais je ne lui en veux pas, je sais que la religion est l’ultime si ce n’est sa seule solution face aux problèmes de santé mentale. Sans ça elle n’aurait surement pas survécu aux années d’hospitalisation forcée, à mon père, aux violences psychiques, physiques, aux abus, aux placement de ses enfants, à la pauvreté et au mépris des institutions françaises face à son statut de femme noire, grosse, pauvre, immigrée et fol. Je sais à quel point la foi et la pratique religieuse ont été et sont importantes pour elle, que ça l’a sauvé en lui donnant la force nécessaire pour continuer à vivre dans ce monde qu’elle a tenté à de nombreuses reprises de quitter. C’est pour ça que même inconfortable, même ridicule j’accepte de porter ce jilbab rose et que cet inconnu prie pour moi. Je joue le jeu car je sais que pour elle la religion est tout sauf un jeu : c’est une lueur d’espoir, une raison de s’accrocher, un lien restant avec ses parents et sa soeur décédé·es, les réminiscences des jours de shioni (école coranique) quand elle était enfant ou de l’écho du adhan (appel à la prière) de la mosquée de Badjanani.

Mais sa spiritualité, pas tout le monde l’a comprise comme je la comprends aujourd’hui. Les éducateurices, les juges pour enfants, les assistant·es social·es, les psychiatres ont toustes vu dans son intérêt “extreme” pour l’Islam une forme de radicalisation, de folie ou de danger. Ses convictions religieuses et ses troubles psychiques faisait d’elle une “Mad Muslim terrorists” (1) à leurs yeux. Une raison de plus pour l’enfermer, la médicamenter de force ou lui retirer ses enfants (2). Rien d’étonnant dans un pays où l’islamophobie s’assume pleinement depuis bien trop longtemps déjà. 

Iels ne comprendront jamais à quel point la religion peut être thérapeutique pour certain.es immigré.es musulman·es fols comme ma mère. Quand elle prend le bus ou se rend à un rendez-vous à l’hôpital et qu’elle est stressée, elle sort toujours son tasbih (une sorte de chapelet) qu’elle triture pour s’apaiser. Chaque soir, elle met des roqyas sur son téléphone qui tournent en boucle pendant des heures et qui l’empêche de ruminer. Quand elle déprime elle s’allonge dans son lit pour lire les sourates qui peut-être apaiseront son mal. Et je sais à quel point c’est important pour elle, qui a trop longtemps vécu isolée, de préparer les couscoumas, le pilao, le madaba et le mkatra goudou-goudou avec sa sœur pour l’Aïd ou pour casser le jeûne les soirs de Ramadan. J’imagine que dans ses prières quand elle se confie, elle en dit plus sur ses peines, ses peurs, ses inquiétudes et ses traumas à Allah, qu’à ses psychiatres ou n’importe qui, elle qui ne se livre que rarement ou seulement par bribes. Elle m’a aussi expliqué que la Salât (les cinq prières journalières obligatoires) lui permet d’avoir une routine, un semblant d’équilibre et ce depuis qu’elle est arrivée en France seule, il y a plus de 20 ans, sans repères et sans stabilité. Mais plus globalement l’Islam lui a surtout permis de garder espoir, d’avoir foi en un avenir meilleur dans ce monde raciste, xénophobe, validiste et j’en passe. La religion lui apporte tout ce que la France et la psychiatrie n’ont jamais pu lui donner : une oreille attentive, un équilibre et de l’espoir.

L’Islam est primordiale pour ma mère, mais pas pour moi, qui ne suis ni croyant.e ni pratiquant·e. J’ai du mal avec les religions en général. J’ai même un rapport assez traumatique avec. Je me rappelle encore du Subhanallah qu’a soufflé ma mère quand j’ai voulu lui faire comprendre cellui que j’étais en lui expliquant ce qu’était l’intersexualité. Je n’oublierais jamais le jour où j’ai vu ma tante pleurer pour la première fois, juste avant qu’elle me demande totalement éffondrée, comme si elle savait déjà, mon orientation sexuelle. Ce jour où elle m’a dit qu’être lesbien.ne était un péché pour lequel je finirait en enfer, si jamais je l’était. Je me souviens de la putophobie, de la misogynie, de la négrophobie, de la psychophobie et de tout le reste. Je me rappelle les fois où j’appelais ma mère quand ma santé mentale était au plus bas, et qu’elle me disait qu’il n’y avait que la prière qui pouvait m’aider alors que j’aurais aimé qu’elle me dise tout simplement : “Ca va aller”. 

Il y a des queers musulman.es qui parviennent à se réapproprier leur religion. Mais ce n’est pas mon cas. La religion peut être salutaire pour certain.es et destructrice pour d’autres. Elle peut créer des ponts ou creuser des fossés, comme c’est malheureusement le cas actuellement avec ma famille et moi. Malgré tout ça, le Coran que m’a offert ma mère et que je lisais enfant est toujours chez moi, fermé sur ma table de chevet. 

Et finalement, assis.se là sur ce tapis de prière, bercé.e par les douas, c’est étrange mais j’ai envie de croire un peu, juste un instant. Envie de croire qu’Allah me laissera être l’enfant de ma mère même lorsque je ne serais plus sa fille. Envie de croire qu’Allah aime les fols, les tpg, les tds, les femmes, les noir.es, les handies, les personnes intersexes… Envie de croire qu’Allah à plus de pouvoir que le système capitaliste et colonial qui nous écrase. Envie de croire qu’Allah protègera ma mère, lui offrira tout le bonheur qu’elle mérite et nous laissera du temps pour nous aimer après toutes ces années volées. Quand l’inconnu a fini de réciter les douas et que je peux enfin retirer ce vilain jilbab rose, je serre ma mère fort dans mes bras. Et quand elle me dit tout doucement « Ça va aller, Inchallah » je sais pas si on peut appeler ça la foi, mais j’y crois.


J’ai envoyé à ma mère les passages du texte la concernant pour avoir son consentement avant de publier ce texte.

(1) Patel, S. (2014). Racing Madness: The Terrorizing Madness of the Post-9/11 Terrorist Body. In: Ben-Moshe, L., Chapman, C., Carey, A.C. (eds) Disability Incarcerated. Palgrave Macmillan, New York. 

(2) « Spiritual and religious practices that are out of the bounds of contextual norms are used as reasons that people can be apprehended and confined in psychiatric institutions […] » Spirituality, psychiatry and mad studies. Lauren J.Tenney. Dans Beresford P., & Russo, J. (Eds.). (2021). The Routledge International Handbook of Mad Studies (1st ed.)

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