La flemme

Pendant la plus grande partie de ma vie, j’ai eu une excuse toute trouvée à ma fatigue : la flemme. Simple, rapide, efficace. Ça résume souvent assez bien tout ce qu’on ose pas dire ou tout ce qui ne veut pas être entendu. C’est une façon de simplifier la réalité derrière quelque chose de plus impersonnel, de plus compréhensible, de plus bref. 

Quand on est ado, ça passe toujours. Puisque quand on est jeune, la société nous dit qu’on ne peut pas être fatigué.e, la flemme est un bon rempart à l’adultisme lorsqu’il est au service du validisme. Et c’est un des seuls diagnostics accessible et viable pour les jeunes racisé.es : c’est beaucoup plus logique et crédible qu’un·e ado noir·e soit un·e flemmard·e inné·e, plutôt que malade chronique ou handicapé·e. D’ailleurs ça arrange pas mal de monde : le monde médical (qui du fait de biais racistes ne parvient de toute façon toujours pas à diagnostiquer ou medicamenter correctement les personnes noires), les racistes (ça confirme bien que les noir·es sont toustes feignant.es), les validistes (il ne s’agit pas de maladie ni de handicap “invisible”, mais juste d’un manque de volonté). 

Et je dois avouer qu’ado ça m’arrangeait aussi : en me jouant du stéréotype de lae noir·e flemmard·e j’étais dans tout les cas moins ostracisé·e que si j’étais noir·e et handicapé·e. La flemme, ça passait toujours. J’annulais pas les rendez-vous -même les plus importants- parce que le moindre effort me provoquait tachycardie, essoufflements, vertiges et tremblements, j’annulais parce que j’avais la flemme. Et lorsque les avertissements d’assiduité ont commencé à tomber, ce n’étaient pas mes crises de panique ni mon anxiété ou mes problèmes de santé mentale et physique qui m’empêchaient de m’asseoir dans cette salle de classe où j’étais la seule personne noire, non encore une fois c’était la flemme. À l’époque, lorsque la conseillère d’orientation du lycée m’a convoqué dans son bureau au sujet de mon absentéisme elle m’a dit quelque chose du style : « les jeunes de foyer c’est grâce à nos impôts, que vous vivez, la moindre des choses c’est de venir en cours, de suivre une éducation ». C’était peut-être la moindre des choses, mais j’avais la flemme. Au lieu d’interpréter ma flemme pour ce qu’elle était (c’est-à-dire de l’épuisement), elle a préféré y voir de l’insolence. En réalité je n’avais pas d’autres outils à ma disposition pour nommer ma fatigue chronique, ma dépression ou mon handicap. Je n’avais pas les mots, ni de diagnostic, ni de représentations, je ne pouvais me raccrocher qu’à la flemme. Et puis cette dernière était plus souvent acceptée, tolérée ou simplement crue que le fait que je puisse être potentiellement malade ou handicapé·e. Je n’avais pas le droit à la vulnérabilité, à la fragilité ou même au handicap, puisque j’étais noir·e et jeune. J’avais seulement le droit d’avoir la flemme et on avait le droit de me le reprocher.

Au delà du fait que je sois jeune, autre chose à joué dans le fait que je ne puisse pas me reposer ou souffler sans devoir assumer mon manque de volonté : le fait que je ne rentre pas dans les critères de “féminité” occidentaux. Le fait que je sois intersexe mais aussi noir·e et qu’on retire toujours aux femmes et aux personnes noires leur droit à la féminité. Puisque je n’étais pas assez féminine, je devenais immédiatement un·e “grand·e gaillard·e”, un bonhomme, j’étais le contraire d’une jeune demoiselle en détresse, je n’étais pas blanche neige ni un autre archétype de la princesse au teint pâle qui avait besoin d’être protégé. On projettait sur moi des idées de force physique et mentale, que je n’avais pas.

Encore autre chose qui m’a amené à user toujours du même argument : mon statut d’enfant de la DAASS. Les jeunes de l’aide sociale à l’enfance comme les jeunes de banlieues n’ont pas le droit à la fatigue ou au handicap mais on le droit d’être catalogué de je-m’en-foutiste, d’arrogant·es , de glandeur·euse et bien-sur de feignant·es. Je ne compte même pas le nombre d’enfants avec qui j’ai grandis en foyer qui ont eu pour seul diagnostic la flemme et pour seule médicamentation le shit. À quoi bon s’accrocher à l’espoir d’un diagnostic ou questionner sa validité/sa neurotypie quand dire que l’on est handicapé.e ou malade dans notre cas est perçu comme un moyen de gruger quelques aides ou de se déresponsabiliser (1) ? À quoi bon, quand les possibles avantages d’un diagnostic ne valent pas les risques d’une deuxième institutionnalisation ou d’une stigmatisation encore plus violente ? À quoi bon quand on n’a même pas accès à ces sujets ou qu’ils semblent inaccessibles ? Alors on dit qu’on a la flemme, c’est plus simple comme ça. 

Mais maintenant que j’ai grandi, que j’ai appris, et que j’ai eu le privilège d’avoir un diagnostic c’est un argument derrière lequel je n’ai plus à me cacher. Ce qu’il y avait de beau dans la flemme, c’est qu’elle n’avait pas besoin de se justifier (alors que mentionner son handicap amène à une avalanche de questions, de remarques ou de sentiments non sollicités et pour les handicapé.es non-blanc.hes davantage encore de suspicion). Mais ce qu’il y avait de moins beau, c’est qu’elle cachait toujours les raisons de sa présence. Derrière ma flemme, il y avait souvent la charge raciale (2), le validisme, le poids des oppressions systémiques, la dépression, la précarité, la surstimulation et les shutdowns, les envies suicidaires ou les anxios qui assomment…

Aujourd’hui, je ne suis plus ado et j’ai pu abandonner la flemme au passé. Je revendique mon handicap et ma fatigue car j’ai eu le privilège d’avoir accès à des éléments de réponses au sein des luttes anti-validiste noires.

Malgré tout des questions subsistent  :

  • Comment revendiquer son handicap lorsqu’on est jeune, lorsqu’on est noir.e et lorsqu’on est catégorisé·e comme tout sauf comme un être sensible ? 
  • Comment les stéréotypes coloniaux, comme celui de l’apathie noire (3) notamment, ont-ils créé, une stigmatisation extrême de la fatigue et du handicap chez les personnes noires aujourd’hui ? 
  • Et jusqu’à quand la flemme sera un des seul rempart viable pour les jeunes racisé·es face au fait qu’on leur refuse systématiquement la vulnérabilité et le droit au repos ?

Mais je chercherais des réponses à ces questions un plus tard car pour l’instant j’ai la flemme.


(1) À qui profite la chasse aux « faux handicapés ? » Harriet de Gouge (2023)

(2) La charge raciale désigne (en gros) la pression psychologique que subissent les personnes exposées au racisme. Concept théorisé par Maboula Soumahoro, il est l’objet de l’essai La charge raciale (Fayard 2024) de Douce Dibondo.

(3) «La paresse constitue le principal trait de caractère conféré aux Africain·es jusque dans la première partie du XXème siècle» Corps noirs et médecins blancs. Delphine Pieretti Courtis. Chapitre 8 (Entre nature et culture : l’«esprit africain»)

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