L’AMOUR DE NOUS-MEMES

(INTERVIEW ÉRIKA NOMENI)


À Marseille, Érika Nomeni s’engage dans la vie associative et culturelle, depuis son départ de Paris pour la cité phocéenne il y a quelques années. Elle s’investit aussi dans différents domaines, tels que le rap, le beatmaking, la programmation d’événements ou encore l’écriture, tout en gardant le curseur sur des sujets qui importe : les récits et les espaces minoritaires, la place des personnes lgbtqia+ et noires au sein de la vie culturelle Marseillaise. Dans cet interview je discute avec elle des moyens qu’elle a mis en place pour parvenir à faire communauté, de son processus d’écriture, mais aussi d’amour en lien avec son livre « L’amour de nous-mêmes » sorti en 2023 aux éditions Hors d’Atteinte.


Comment t’es venue l’idée de lancer Umoja, un festival hip-hop féministe queer et décolonial à Marseille ? 

Je pense que j’ai été très inspirée par ce que j’avais vu avant, parce que finalement on n’invente rien, on recycle. Par exemple, je me souviens des années avant, j’étais partie à des festivals queers, évidemment c’était majoritairement organisé par des blanc·hes. Il y a aussi eu un festival hip-hop à Saint-Etienne, dont je ne retrouve pas le nom, et un autre festival à Marseille organisé par Eva Doumbia et qui s’appelait Massilia Afropea. Je suis partie à l’édition de 2016 et celle de 2018. À l’édition de 2018, j’ai participé avec Casey, dans le cadre d’une scène qui était dédiée à la mémoire d’Ibrahim Ali, qui s’est fait assassiner par un colleur d’affiches du FN en 1995, le 21 février 1995. J’ai participé à cette scène avec une personne qui avait fondé la B-Vice et avec d’autres personnes des quartiers nord. Et tout ça, ça m’a inspiré en fait. Je me suis dit ouais, j’ai carrément envie de faire quelque chose aussi, de faire un truc qui me ressemble. Et on l’a fait avec Paulo Higgins et Sandra. On a créé ce festival en 2017.

En parallèle de Umoja, tu es aussi investie avec ton ami Paulo Higgins dans le monde associatif avec Baham Arts, une boite de production et label qui crée une place pour les minorités afro-déscendantes, lgbtqia+ et les personnes précarisées au sein de la scène culturelle Marseillaise. Tu donnes une grande place au communautaire dans tes projets et dans ton travail. Est-ce que finalement tu crées les espaces que tu aurais aimé fréquenter étant plus jeune ?

Oui, tu as répondu à la question. (Rires) Dans la question, il y a la réponse. Effectivement je crée ça parce que pour moi, ce qui nous tue aujourd’hui, un peu plus qu’hier, c’est la solitude, c’est l’épidémie de solitude que l’on vit dans nos communautés. On pourrait se dire, oui, maintenant on a le mariage, oui, maintenant on a des personnages, même si c’est des personnages très très secondaires dans les séries et les films, mais quand même, on pourrait se dire que les choses changent. Mais les choses changent lentement, lentement, lentement et on le voit bien avec tout ce qui détruit nos différentes communautés. Pour moi, c’est important de se dire, encore aujourd’hui qu’on a notre place dans ce monde. Nos vies valent autant que la leur. Et on existe, on est là. Et malgré le fait qu’on se tue au travail, malgré le fait que parfois on n’a pas le temps, on va créer des petits espaces, des petits espaces temps, où on peut juste souffler. C’est cool. Donc c’est pour ça que pour moi, c’était important de créer ces espaces qui, pour le moment, sont très précaires, parce que c’est la culture, donc il n’y a pas de financement, il n’y a rien. Voilà, c’est compliqué, mais on en fait avec ce qu’on a quoi. 

Tu as aussi sorti un livre l’année dernière, “L’amour de nous-mêmes” aux éditions Hors d’Atteinte. Est-ce que tu peux parler de ce qui t’a motivé à écrire ce livre ? 

Ce qui m’a motivé à écrire ce livre, c’est un peu ce que je disais dans la question précédente. J’ai envie de voir des personnes comme moi, quoi. J’ai envie de sortir d’une forme d’enfermement, de solitude. Et je me suis dit, en fait, j’ai qu’à écrire quelque chose que je n’avais jamais lu. Et peut-être que ça parlera à d’autres personnes comme moi. C’était important à ce moment-là que ce livre serve aussi de pont entre moi et les autres. Et pour moi, c’est vraiment important qu’il y ait une représentation et qu’on parle d’amour, d’amour et d’amour. Parce que, évidemment, il y a tous les problèmes sociétaux. Évidemment, il y a le racisme structurel. Évidemment, il y a les structures qui existent, mais il y a aussi les individus. Et je voulais vraiment faire ces jonctions entre la structure et l’individu. C’est pour ça que pour moi, c’était important que ce soit un livre très intimiste, pour qu’on aille au fond des choses, pas de manière superficielle. Et de parler de nous. Qu’est-ce que ça nous fait de vivre nos vies, nos amours, notre famille dans cette société? Et qu’est-ce que ça nous coûte? 

L’écriture ce n’est pas nouveau pour toi, puisque tu es aussi rappeuse, autrice et compositrice. Qu’est-ce que ton expérience de rappeuse t’a apporté pour l’écriture de ton livre ?

Mon expérience de rappeuse m’a apporté une forme d’oralité, une forme de rythme aussi, de la rythmique et ce besoin d’être très authentique. Parce que le rap, c’est aussi ça, c’est l’authenticité, c’est de dire les choses, ne pas se cacher. Il y a aussi quelque chose avec le verlan, le fait de pouvoir parler de notre temps avec les mots de notre temps. Mélanger diverses expressions aussi. Une femme m’a dit un jour, par exemple : «mais je ne savais pas qu’on disait Seymar», (c’est Marseille à l’envers, en verlan) et je lui ai dit : «non, il n’y a que moi qui le dis, mais j’ai envie de le mettre dans le livre». Voilà, c’est juste cette liberté que m’a offert la musique et le fait de rapper. Et du coup, c’est ce que j’essaie de retranscrire dans ce livre. Souvent, les gens pensent que je me suis juste posé et que j’ai écrit un livre. J’ai aussi écrit un livre parce que ça faisait depuis des années que j’écrivais. Ce n’est pas venu comme ça tout seul. Et c’est important de le dire que mon expérience de rappeuse a beaucoup, beaucoup influencé le récit et la façon d’écrire ce livre. 

Tu es investi dans de nombreux domaines (programmation, écriture, rap, djing…) . Est-ce que le fait que tu puisses appartenir à différentes communautés à jouer sur ton désir d’être pluridisciplinaire ? 

Non, ça n’a pas joué du tout. (rires) Disons que j’aime l’art en général et un art m’a amené à un autre. J’ai commencé par faire du dessin et après le dessin, je suis allée à la bande dessinée, ensuite j’ai voulu faire de la musique. Je me suis acheté un instrument, une guitare, que j’ai cassé. Je n’avais pas d’argent, mais je me suis dit que puisque j’avais un ordinateur, autant faire de la musique électronique, donc j’ai fait du beatmaking. Et puis j’ai écrit. J’écrivais déjà quand je faisais un peu de BD, mais pas autant que quand j’ai commencé à faire de la musique et que j’écrivais des textes pour mes beats. Non, c’est plutôt un art qui m’a amené à un autre art. Et puis on nous demande toujours en tant que personne minoritaire d’être exceptionnelle et malheureusement souvent tu peux pas juste t’arrêter à un domaine. Et je trouve ça triste pour ceux qui n’ont pas forcément envie d’être pluridisciplinaire, mais c’est malheureusement comme ça, on doit faire plus que les autres. C’est malheureux, mais c’est aussi une réalité. Mais pour le coup, moi j’ai toujours aimé faire beaucoup de choses en même temps, donc je l’ai fait, on va dire, assez naturellement. Et du coup, je pense que c’est un mélange de plein de choses. Je pense que la structure a effectivement joué, mais je pense que ma personnalité aussi. 

Dans ton livre, il y a un passage où il est question de black love. Il est écrit : «Le black love, ce n’est pas seulement être en amour avec les personnes noires.» Le fait d’offrir à travers le récit d’Aloe (le personnage principal de ton livre) de la représentation à des personnes noires LGBTQIA+, marginalisées, est-ce que ce n’est pas en soi déjà une forme de black love

Ok, ok, oui, oui c’est du black love. Clairement, c’est comment dire ? Oui, c’est ça. C’est le fait de prendre soin, c’est prendre soin de nous, c’est partager, c’est donner. C’est ça, c’est une forme de black love. (rires) Je n’avais pas vu ça directement comme ça. Oui, c’est ça, c’est ça, je ne sais pas ce que je peux dire de plus. C’est ça, c’est l’amour noir, tout simplement. C’est à propos d’amour, comme disait bell hooks, c’est comment on s’aime, comment on va s’aimer. La façon dont on s’aime peut aussi vouloir dire beaucoup. Et l’amour, comme tout, c’est quelque chose de construit. Et quand on passe des heures à travailler, quand on a des emplois sous payés, quand on est marginalisé, quand on est discriminé, des fois, c’est juste dur de donner quand on a déjà plus rien. Et ce livre, c’est un outil, c’est une clé pour pouvoir apprendre ou pour pouvoir se dire qu’on peut quand même, malgré tout, qu’on peut toujours. Et je pense sincèrement que c’est l’amour qui nous sauvera. 

Avec le personnage d’Aloé, tu brises, selon moi, le stéréotype de la strong black woman qui voudrait que les femmes et les personnes noires soient toujours fortes, insensibles. Tu laisses beaucoup de place à l’émotionnel, aux doutes et à l’erreur. Est-ce que c’était volontaire de ta part d’offrir cette vulnérabilité à ton personnage? 

Ouais, clairement. Pour moi, c’était primordial. Je ne voulais pas faire un essai, même si je trouve que les essais c’est très bien. Et je le redis, c’est une bonne chose que les essais existent. Vraiment. Mais moi, j’ai toujours eu cette impression et peut-être que c’est que moi mais quand on parle de nous, c’est toujours en termes de chiffres. Voilà, il s’est passé ça. Il y a des chiffres par rapport aux prisons, au nombre de personnes incarcérées. Il y a des chiffres par rapport au taux de suicide. Il y a des chiffres par rapport à ci, par rapport à ça. Les chiffres sont abstraits. Déjà, je vois à quoi peut ressembler 1000 euros, je suis contente, tu vois. Mais ce que je veux dire, c’est que pour moi, c’était vraiment important de montrer à quel point Aloé était humaine. En fait, tout le monde est capable de tomber amoureux, tout le monde est capable, tout le monde peut. Mis à part si tu as une pathologie qui peut être de l’ordre de la sociopathie ou autre qui fait que tu ne peux pas ressentir certaines émotions, certains sentiments ou bien juste ça ne t’intéresse pas pour X raisons, parce que tu es aromantique ou autre, mais tout le monde peut ressentir des émotions. C’est ce que je veux dire. Colère, joie, tristesse, bonheur, peur, courage, plein d’émotions. Jalousie, compassion, on peut tous ressentir plein d’émotions. Et pour moi, c’était vraiment important de mettre ça au centre. Parce que souvent, j’ai l’impression que quand on parle de nous, on parle toujours de manière abstraite alors qu’on est autant humain que les autres. Et je pense que cette façon de parler de nous nous dessert et qu’on ne doit pas entrer dans ce schéma-là. Faisons des livres scientifiques, faisons des livres sociologiques où l’on parle de chiffres, mais c’est aussi important de parler de nous de manière émotionnelle et non froide, chaleureuse, avec de la chaleur, de dire qu’en fait on fait des erreurs comme tout le monde car on est humain, tout simplement. Et c’est important de parler de vulnérabilité parce que dans la société dans laquelle on vit, on est confronté à tellement d’injonctions qui sont des fois complètement contradictoires. Et c’est important pour moi de dire en fait, on n’est pas obligé d’écouter ces injonctions, c’est pas parce que tu es une femme noire et que tu es parfaite que tu ne subiras pas du racisme. Donc essaie d’être qui tu es, essaie d’être aligné avec toi-même et essaie de faire du mieux que tu peux et c’est déjà pas mal. Voilà. Et c’est aussi pour nous déculpabiliser. J’avais pas envie que ce personnage ne soit qu’une image, j’avais envie qu’elle soit réelle. Et une personne réelle c’est aussi une personne qui a des doutes, qui fait des erreurs, qui est vulnérable. 

En tant que personne minorisée, on a tendance à ressentir beaucoup de colère, de frustration voire de peur. En lien avec le titre de ton livre, comment est-ce que tu parviens à laisser de la place à l’amour dans ta vie ? 

(Rires) Désolé, je rigole car tes questions sont supers intéressantes et c’est génial. Merci d’ailleurs de m’avoir posé toutes ces questions. Vraiment, j’apprécie. Je pense pour ma part que si on commence à avoir peur de tout, tout le temps, à se laisser dominer par toutes ces frustrations. En fait, on n’y arrive pas. Finalement, on finit par revenir dans la prison dans laquelle ils veulent qu’on crève. J’ai eu beaucoup de déceptions dans ma vie. Beaucoup de gens m’ont fait du mal, m’ont fait souffrir. Et j’en ai fait souffrir aussi. Pour moi, ce qui est important, c’est d’avoir de la réflexivité. C’est pouvoir se dire en fait, ok, là peut-être que j’ai merdé. Là peut-être que j’ai fait un truc qu’il ne fallait pas. Si tu peux demander pardon, si tu peux t’excuser, excuse-toi. Je veux dire, c’est qu’un mot. Des fois, j’ai l’impression que les gens ne savent même plus dire désolé. Désolé, c’est pas comme si tu donnais 100 000 euros à une personne en fait. Tu dis juste désolé. Et tu vois, je pense que c’est quand on oublie qu’on est humain qu’on commence à devenir un monstre. C’est vraiment important de pouvoir avoir cette réflexivité, ce fait de pouvoir se regarder soi-même. Regarder à l’intérieur de soi, faire une introspection. Et c’est pas facile. Je ne suis pas en train de dire que c’est quelque chose de facile. Mais je pense que c’est quelque chose de nécessaire. Et quand tu fais cette introspection, tu te rends compte en fait que finalement, tu as plus d’intérêt avec les gens que tu ne le pensais. Tu as plus d’intérêt avec les gens que ce que les gens disent à la télé, que ce que les gens disent dans les médias, tu vois. Aujourd’hui, j’essaie de me focaliser sur les intérêts que j’ai avec des personnes. Et c’est des personnes des fois de tous bords en fait. C’est pas forcément que des personnes noires, que des personnes queers, que des personnes blanches. Dans mon entourage, il y a plein de personnes différentes. Mais je dois quand même remarquer qu’il y a quand même majoritairement des personnes non-blanches (rires). Et ce qui me lie avec les gens, c’est vraiment leur capacité à  dire désolé quand ils font du mal. Parce que tout le monde est capable de faire une erreur. Et pour moi, c’est vraiment ça. C’est dire ok d’accord, j’ai été déçue, ça n’a pas été facile. Oui, j’ai pris des claques, beaucoup. Mais je continue d’avoir la foi. Parce que franchement, dès le moment où on a plus la foi, c’est terminé. Pour moi, c’est terminé. Et je ne peux pas me permettre. Je n’ai pas le luxe de ne pas avoir la foi. Donc je continue de croire. 

Ce que je voulais dire c’est que je parviens à laisser la place à l’amour dans ma vie parce que l’amour est primordial. L’amour est nécessaire. Je trouve ça triste quand les gens n’ont plus d’amour dans leur vie. Je fais en sorte de m’entourer de personnes qui m’aiment, de gens que j’admire et qui ne sont pas parfaits parce que moi non plus je ne suis pas parfaite et on fait du mieux qu’on peut en fait tout simplement. On fait du mieux qu’on peut pour se respecter, pour s’aimer, pour se donner de la force, pour se donner de l’amour, pour s’encourager dans la vie et ça me va. Et puis maintenant ce que je me dis aussi c’est que ceux qui ont traversé ma vie qui m’ont fait du mal, ils ne sont plus dans ma vie et j’espère pour eux qu’ils sont heureux de leur côté. Moi en tout cas je suis heureuse et j’avance. Et tu vois j’ai même plus de peine vis-à-vis de ça tu vois. J’ai de la gratitude en fait, j’ai de la gratitude pour tout ce qui m’est arrivé dans ma vie. Oui il y a des choses qui sont arrivées qui étaient très dures, mais aujourd’hui je suis aussi ça, je suis aussi ce que je suis parce qu’il m’est arrivé ce genre de choses. Je ne suis pas en train de dire que le racisme, le sexisme et les discriminations en général ce n’est pas grave. Encore aujourd’hui il y a des choses dans mes traumatismes qui sont quand même dures à passer mais il n’y a pas que ça. Il y a aussi d’autres choses qui font que je suis quelqu’un de joyeux, de lumineux dans ma vie même si parfois je peux avoir des épisodes dépressifs, même si parfois ça ne va pas, même si parfois je suis triste. Mais quand même voilà, je dirais juste continue de croire, il faut croire parce que c’est quand on arrête de croire qu’on a perdu. 

/Je n'ai pas appliqué l'écriture inclusive ici car il s'agit d'une transcription d'un audio et qu'Érika n'a pas utilisé l’inclusif à l'oral./ 

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